jeudi 8 mai 2014

Si l'ADN de Guerlain m'était conté...


     Je suis presque sûre qu'au fond de chaque perfumista, en herbe ou averti, sommeille un vieux Guerlain. Un Shalimar, un L'Heure Bleue, un Jicky ou un Mitsouko: autant d'effluves qui ont laissé une forte empreinte olfactive dans l'entourage de celui ou celle qui les portait, en éveillant ainsi leur curiosité et leur goût pour l'odorat. 

     Leur sillage en a ainsi rendu addict plus d'un, au point de déchaîner les passions et de crier au scandale lorsque la moindre réglementation de l'Ifra vient en affecter la beauté. C'est qu'un amateur de Guerlain est exigeant, guettant le moindre changement dans l'évolution de son parfum préféré. Mais au fil des rencontres avec la marque (je pense notamment à Sylvaine Delacourte qui avait ouvert le dialogue voici quelques années),  les passionnés ont compris que ce phénomène dépassait souvent les parfumeurs, relevant des lois qui les obligent à se livrer à un véritable casse-tête chinois pour rééquilibrer les formules des fragrances anciennes. Si certaines maisons en profitent pour lifter discrètement leurs parfums au passage, d'autres préfèrent s'essayer à restituer leur grandeur avec respect. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que le nez maison  Thierry Wasser  et son assistant Frédéric Sacone prennent cet exercice très à coeur.


  Outre les reformulations particulièrement réussies dont on a fait les éloges un peu partout ces derniers temps, Guerlain propose à ses aficionados des reconstitutions de parfums pour une grande partie oubliés, (mais pas que), en les repesant sous leur formule originale et avec les matériaux d'époque dont on dispose encore, dans la belle salle des boiseries de sa boutique des Champs-Elysées. Un rendez-vous (gratuit) à ne pas manquer pour les fans de la maison, que nous avons pu vivre de manière privilégiée. "Guerlain et les blogueurs, à table" nous lançait donc Frédéric Sacone le 26 avril dernier:  une matinée de rêve à passer en revue tous ces trésors, sous les explications détaillées de Thierry Wasser, ponctuées des anecdotes d'un historien connaisseur.

    Une des choses que j'aurais retenues de cette matinée, c'est que l'aura d'antan d'un Jicky ou d'un Shalimar ne se résume pas tant à la richesse de ses notes animales, qu'à la bergamote qu'on utilisait alors. Tel un fil rouge dans les créations de Jacques Guerlain, on la retrouve dans grand nombre de ses parfums en note de tête. Or celle que l'on connaît aujourd'hui (et que j'aime néanmoins beaucoup), est déterpéinée, débarrassée de ses molécules allergisantes, mais aussi de ses aspérités et de sa force. Elle a perdu de ce "croquant" qui évoque l'écorce du fruit, de cet effet très zeste qui vous saute au nez, de son côté presque orange confite.  Or c'est justement cette puissance qui permettait de donner de l'allant et du volume aux notes de tête, harmonisant et équilibrant ainsi la composition, adoucissant et enveloppant alors l'animalité des muscs et autres costus des notes de fond. Avec une bergamote plus "maigre", celles ci ressortent plus et se font parfois plus criardes, le parfum perdant alors de son équilibre et de sa rondeur.

   Un autre élément va revenir en filigrane tout au long de ce pélerinage olfactif: les muscs nitrés. Aujourd'hui interdits, et le plus souvent reproduits par la synthèse, ils ont peuplé de leurs notes à la fois rondes et fauves la plupart des parfums du début du siècle. Or si l'on prête souvent à la vanille le rôle clef de la fameuse guerlinade (moi la première), c'est oublier l'ampleur chaleureuse et souple que ces muscs offraient à la signature maison. Au fil de trésors ressuscités, on saisit que Jacques Guerlain aimait beaucoup les muscs, immisçant leur facettes charnelles dans chacune de ses créations. Il travaillait alors beaucoup alors avec les teintures, notamment pour le musc (travail qui consiste à faire infuser le musc dans l'alcool). Exercice avec lequel renoue aujourd'hui Thierry Wasser, lui permettant de respecter les limites de l'IFRA tout en redonnant un peu de cette texture généreuse aux classiques de la marque.


Au fûr et à mesure que j'écris, la touche imprégnée de Shalimar 1925 emplit la pièce de ses baumes  ambrés mais aussi, on l'oublierait presque aujourd'hui, musqués et cuirés. Car cette pesée telle que l'a conçue Jacques Guerlain à l'origine ne se contente pas d'un accord bergamote-vanille. Elle est riche en notes cuirées et fumées où perce le costus (aux notes animales, grasses un peu sébum), et se fait presque fourrure.  D'autres parfums reconstitués comme à l'époque m'ont marquée, à l'image de Jicky que j'ai trouvé sublime, formulé ainsi. Tout est à sa place, entre lavande, géranium et bergamote en tête, un coeur fleuri piqué par des notes épicées de cannelle, sur ce fond rond, douillet et baumé, vanillé mais aussi musqué et animal. De celui-ci au Mouchoir de Monsieur, en passant par le Chypre de Paris,  émerge une filiation évidente qui nous mène tout droit à Shalimar. La fraîcheur hespéridée et arômatique et le fond ronronnant d'un Jicky ou d'un Mouchoir de Monsieur esquissent l'accord principal de Shalimar,  les notes cuirées et fumées (bouleau, opoponax, calamus) du Chypre de Paris en signent le fond.

                                             crédits photos: Patrice de Musque-Moi

    Sillage, Fleur de Feu, Cachet Jaune, A travers champs, Candide Effluve, Voilà pourquoi j'aimais Rosine...   Autant de noms et d'effluves inspirés qui composent le coffret de cette cuvée "non-IFRA" que Frédéric Sacone nous a concocté, (geste très touchant), sachant qu'il n'y a que des fous passionnés pour l'apprécier à sa juste valeur. J'espère revenir ici prochainement pour évoquer quelques unes des 25 merveilles que nous avons pu sentir et découvrir ce matin là.
Un grand merci à l'équipe Guerlain, qui continue de nous faire rêver en faisant vivre son patrimoine.

(Et un gros merci à Patrice Révillard de Musque-Moi pour les très jolies photos qu'il m'a fournies).